Le paradoxe est singulier : voici un livre qui rappelle d’autres œuvres, d’autres auteurs, et qui pourtant n’a pas son pareil. Quand bien même on savait Mikael Ross un créateur important, il nous fixe un rendez-vous auquel on ne s’attendait pas. Son style emprunte ici autant à la grâce de Blutch qu’au dynamisme de Blain, mais c’est pourtant du Ross qui se déploie le long de 340 pages tellement saisissantes dans ce format proche du manga qu’elles renvoient au Akira d’Otomo ou à l’Autoroute du soleil de Baru.
Ross construit son huis clos berlinois autour des thèmes de l’adolescence, de ses premiers émois, de l’omniprésence des mafias dans les grandes villes, de l’immigration et de l’esclavage moderne, réunis en un socle commun, l’architecture. La structure urbaine est partie prenante de tous les aléas narratifs, elle s’immisce dans les détails les plus scabreux des confrontations, elle est utilisée comme ressort autant que décor. Les uns et les autres se cherchent et se perdent à travers les dédales d’une cité qui devient, au fur et à mesure que la tension monte, le personnage principal d’un récit humaniste déguisé en thriller.
Tout est parfait ou presque dans Le Nirvana est ici : le scénario d’une extrême précision, la diversité des rôles reliés à des dialogues percutants, le rythme de narration en constant équilibre au gré de périodes de calme ou d’intensité sourde, le liant d’un dessin habité. Tout ou presque : on regrette seulement que la poésie du titre original n’ait été conservée : Le Ciel à l’envers.
Nous on aime les westerns atypiques. Ceux qui, en plus d’aller à rebrousse-poil de l’histoire officielle, nous entraînent à travers leur élan graphique vers des rivages inexplorés. C’est le cas du livre de Glen Chapron dont l’une des nombreuses qualités n’est rien de moins que de nous replonger, grâce à la transcription habitée de la rudesse des relations humaines, d’un environnement parfois hostile et d’une vision féministe de l’aventure, dans l’émotion que la trilogie Martha Jane Cannary avait autrefois suscitée.
Comme un bagnard prend la poudre d’escampette dans le fracas et les hurlements de chiens, une femme tente d’échapper à la vindicte à laquelle son destin semble soumis. La course-poursuite qui s’entame durera tout le livre et l’acharnement des poursuivants ressemblera pour la veuve, gibier des opiniâtres chasseurs, à une épée de Damoclès assombrissant les instants de bonheur fugace de l’ombre d’une menace.
Le danger pointe en permanence dans les pages de Glen Chapron. Le trait charbonneux du crayon à peine rehaussé d’encre souligne l’hostilité des forêts, la vastitude d’un territoire auquel pourtant nul n’échappe, l’urgence qui habite la jeune femme acculée de toutes parts. L’amour a-t-il sa place dans cet enfer ? C’est la question à laquelle l’auteur tentera de répondre par l’entremise de ses personnages et la pirouette d’une fin formidable.
Les Jardins invisibles compile les plus belles saynètes écrites et dessinées par Alfred puis publiées sur son compte Instagram avant qu’il ne décide de prendre du recul vis-à-vis de ce site. Quelle riche idée d’en avoir fait un livre ! Les posts réservés aux réseaux sociaux se noient dans les limbes d’Internet, un livre reste. Il eût été inadmissible que celui-ci n’existe pas.
Alfred est un auteur sensible et la tendresse du regard qu’il porte à ce et à ceux qui l’entourent est contagieuse. On se sent meilleur et plein d’espoir à la lecture des instantanés édifiants de sa vie d’homme et d’artiste, arrêts sur image, petits moments piqués au continuum inaltérable de la réalité et témoins de l’importance de la vie des autres dans sa propre vie et de la signification que peut prendre le moindre détail pour peu qu’on y soit attentif.
Celles et ceux qui ont pu assister à une performance d’Alfred le savent : pendant vingt minutes, alors que sous nos yeux et projeté sur un écran se réalise un dessin, alors que la musique accompagne l’action, tout l’amour que l’auteur porte en lui se transmet par son geste et nous submerge. Ce livre possède cette magie. Ce livre est une leçon de vie donnée sans intention de le faire.
Il existe une façon singulière de raconter l’errance, la rêverie, la marginalité, un talent tout à fait particulier pour nous entraîner sans véritable prétexte dans le sillage envoûtant d’un dialogue, d’une scène, d’un détour improbable. Certaines œuvres évanescentes procurent cette émotion distanciée mais troublante. C’est le cas des Mouvements célestes qui peut rappeler le nihilisme de certains films comme Bande à part de Godard, La Dolce Vita de Fellini ou Un monde sans pitié de Rochand mais comme c’est de bande dessinée qu’il est question, on pensera à l’atmosphère onirique et atemporelle du Celestia de Fior.
Il s’agit du premier livre de Michele Peroncini. Il s’ouvre sous la pluie incessante d’un automne génois, une pluie suffisamment soutenue pour inspirer à Fausto, celui qui a un air de Charles Denner, l’idée d’être guetté par le marasme, idée dont il s’ouvre à Gian et Siro, ses indéfectibles amis. Pourtant, loin du drame, c’est la posture romantique qu’adopte le trio dans toutes les situations qui les confrontent au monde qui servira d’axe central au livre. Ils vivent d’expédients, vont où leurs pas les guident, résolus à croire en la bonne aventure, celle qu’on veut bien leur prédire comme celle qu’on rencontre au coin de la rue. C’est le premier livre de Peroncini et une maturité bluffante s’en dégage.
Ici, le trait s’efface au profit de la couleur omnipotente. Là, au gré des plans qui se resserrent, le nombre de cases par page augmente, dans un effet de dissection de l’action spontanée, de mise en exergue de la poésie verbale, par lesquelles les personnages se définissent et exercent leur dandysme. Ici et là, tout concorde à faire des Mouvements célestes un livre à part, singulièrement attachant.
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