Loo Hui Phang est experte en l’art de sublimation de la réalité. Se saisissant d’un contexte historique (comme l’Âge d’or hollywoodien dans Black-out ou la Grande guerre dans Nuages et pluie), elle parvient à le travestir tout en préservant sa couleur essentielle, comme si elle avait convoqué le rêve dans l’expression des actes qui définissent le monde, fussent-il communs ou passés à la postérité. Dans Oliphant, la conquête de l’Antarctique, et plus particulièrement l’aventure d’Ernest Shackleton (personnage éponyme en l’occurrence métaphorique) et de son équipage en 1914 – 1915, est la cible de sa réécriture poétique.

Les ingrédients et les rebondissements de l’expédition dont le but était de réaliser la traversée intégrale de l’Antarctique sont parfaitement respectés par le scénario, si ce n’est l’épaisseur et la folie des hommes, l’évanescence romantique d’un certain Arcadi, qui elles appartiennent aux auteurs. Loo Hui Phang dispose toujours d’un compagnon de travail taillé à sa mesure, quelqu’un capable d’offrir à ses histoires leur prolongement graphique idéal, un dessinateur prêt à assumer la charge émotionnelle des situations qu’elle a imaginées. Benjamin Bachelier hisse Oliphant à un niveau extraordinaire de symbiose narrative. Ses pages, d’une beauté sauvage, réalisées directement en couleurs organisées autour de l’omniprésence blanche, parviennent à faire éprouver au lecteur à peu près tous les sentiments que les personnages traverseront au cours du livre, de l’enthousiasme à la stupeur. Et nous, bien après la lecture, continuons d’avoir froid.