Allemagne, 1977, Monsieur Martin est un simple employé de l’institut médico-légal, vétéran de la guerre et père de famille, il navigue dans la vie en esquivant tant bien que mal les réminiscences de son passé. Un jour après une (ou deux, ou quatre…) pintes de trop, il va être impliqué dans un accident qui va chambouler son quotidien. Avec le prétexte du polar, Jennifer Daniel, autrice allemande qui s’inspire largement de la vie et des nombreuses photographies de son grand-père, va nous dépeindre la société allemande d’après-guerre avec une justesse magnifique, entre culpabilité et besoin de trouver des coupables, deux générations qui ont bien du mal à se comprendre.

La bande dessinée allemande serait-elle en train de véritablement naître ? Après le formidable Lait paternel d’Uli Oesterle – dont on attend la suite avec fébrilité – et dans un registre thématique assez proche de ce dernier, Jennifer Daniel fait la démonstration dans L’Expert de tout son talent. On dirait que les fantômes allemands sont plus vaillants que leurs homologues étrangers. La couverture du livre ne le dément pas. Un passé poisseux hante les histoires personnelles que Daniel fait se télescoper brillamment dans un contexte de lutte intergénérationnelle opposant les survivants du nazisme convertis frileusement à la démocratie chrétienne et une jeunesse éprise de liberté et prête à tout pour éclater la fourmilière. Mis en scène au sein de pages où le dessin a disparu au profit de couleurs qui restituent à merveille la grisaille des bords du Rhin, les chassés-croisés entre protagonistes sont astucieusement coordonnés et entraînent contre toute attente le récit dans un mode thriller qui stigmatise en creux les conflits d’intérêts à la source des décisions politique et illustre les traumatismes hérités de la barbarie.