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Double je

Fred, libraire chez ESPRIT BD

Pour celles et ceux qui l’ont vécue, la relation qu’on a entretenu enfant avec un aïeul reste particulière, suspendue dans le temps et agrégée à des activités qui désormais évoquent l’époque et la personne disparues. La grand-mère, le grand-père, sont aussi des passeurs de mémoire, les témoins d’une Histoire encore récente mais qui nous semble, nous les enfants, aussi ancienne qu’eux et leurs millions d’années d’existence. Grégoire Carlé a connu ce grand-père et lui rend hommage avec un livre dont les séquences oscillent entre l’apaisement que favorise un environnement naturel et la violence la plus insoutenable. Cet aïeul et lui ne font qu’un dans des rôles d’apprenti pêcheur et d’apprenti résistant, ils parlent de la même voix, à la première personne nostalgique, à la première personne révoltée. Ils incarnent ce lierre qui s’accroche et se faufile dans les plus petits interstices. Le Lierre et l’Araignée est davantage qu’un document essentiel sur la nazification de l’Alsace en 1940 et 1941 et la façon dont ont été mis au pas les jeunes résistants de Feuille de lierre et de La Main noire. C’est un livre qui s’intéresse au mouvement perpétuel qui, malgré les soubresauts du destin qui modifient sans cesse sa trajectoire, n’est autre que celui de la vie de tout être et de toute chose.

Publié le 22 nov. 2024

Bertrand, libraire chez TRIBULLES

La plaie est toujours béante et le sel de la mémoire vient encore et toujours la raviver. « Le Voyage de Marcel Grob » avait tôt fait de nous ouvrir les yeux sur la situation ô combien complexe des malgré-nous, et du travail de réhabilitation nécessaire autour de ces enrôlés de force dont fait partie Bernard, le grand-père de Grégoire qui aura traversé cette guerre par bien des épreuves : il fut d’abord résistant dès ses 15 ans, dénoncé et interné dans un camp de Schirmeck destiné à broyer les esprits puis enrôlé de force pour se battre sur le front est. « Pendant que la France célébrait ses héros de la Libération, les familles alsaciennes et mosellanes accueillaient discrètement leurs enfants de retour de Russie, pour ceux qui avaient eu la chance de rentrer » comme l’écrit si bien Grégoire, comme tout le reste de l’album. Ce qui pose bien la complexité de ce peuple alsacien sans cesse tiraillé entre deux nations, entre deux guerres. Il aura fallu 3 ans de recherche à Grégoire, « à fouiner les greniers, les forêts et les forts abandonnés » pour tenter de réhabiliter son grand-père, avec qui parler du sujet était bien entendu trop douloureux pour lui. Autant vous dire que le travail de documentation est au cordeau et cela se ressent clairement au fil de l’album. Son rythme entier alterne entre le récit de vie de Bernard, et de nostalgiques parties de pêche à la mouche durant les vacances de Grégoire enfant, lorsqu’il allait visiter son grand-père dans les Hautes Alpes. Peut être est-ce pour adoucir le propos, ne pas nous infliger d’une traite les atrocités qu’a subies Bernard, peut-être est-ce pour nous montrer la passion commune entre grand-père et petit-fils, la transmission. Du côté graphique, on se régale les mirettes avec des planches réalisées au pinceau pour l’encrage et une couleur directe par la suite. Un vrai travail d’artisan, qui fait la part belle à une colorisation tantôt douce, qui célèbre la nature dans laquelle se retrouvent nos deux pêcheurs, qui parfois se promènent le long du Rhin, mais qui sait aussi évoquer la brutalité de l’idéologie nazie, ou la noirceur des camps dans lesquels Bernard a été prisonnier. Enfin, la lecture nous gratifie de certains pleines planches aux métaphores saisissantes ou aux compositions audacieuses, de la vraie bonne BD, dont tous les moyens narratifs sont employés à bon escient. Un album sophistiqué, complet et poignant. Un excellent album donc !

Publié le 10 août 2024